«Un supplément cannabis sur votre Margarita?» Non, ce serveur de The Village Terrazza, un restaurant du XIVe arrondissement de Paris, n’est pas un dealer de marie-jeanne. Pour 5 euros de plus, il nous propose simplement de saupoudrer notre pizza avec des fleurs contenant du cannabidiol, la molécule légale, mais un brin sulfureuse, qui fait fureur depuis quelques mois. Le goût est un peu terreux, les effets pas vraiment au rendez-vous, mais quelle importance ? A défaut de faire planer les consommateurs, c’est à ses négociants et à ses producteurs que ce nouvel or vert promet un nirvana de bénéfices. Et sans risquer une descente de police.

Mais avant d’aller plus loin, faisons donc les présentations. Le cannabidiol (CBD en forme abrégée) est une substance tirée de «Cannabis sativa», une variété de chanvre assez pauvre en THC, la molécule aux effets psychotropes bien connus. Il n’a donc aucun effet hallucinogène. Comme son cousin le haschich, il est obtenu sous forme d’huile ou de résine grâce à un procédé d’extraction industrielle.

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Bien qu’aucune étude scientifique sérieuse n’ait jamais rien confirmé de tout cela, on lui prête des propriétés thérapeutiques stupéfiantes : le CBD aurait des vertus anti-inflammatoires, analgésiques et anxiolytiques, il équilibrerait le système immunitaire, combattrait le trouble obsessionnel compulsif, serait efficace contre les douleurs musculaires et articulaires, les crises de panique, le stress post-traumatique, les affections auto-immunes, l’épilepsie, il ralentirait la progression des maladies de Parkinson, d’Alzheimer et de beaucoup d’autres troubles neurologiques, sans parler des symptômes de la schizophrénie, qu’il permettrait d’atténuer, et de l’eczéma, à qui il réglerait son compte en moins de deux.

Jusqu’à l’année dernière, la vente de cette panacée un peu olé olé était interdite en France. Mais le gouvernement, mis devant le fait accompli par l’Union européenne, a été contraint de la légaliser il y a quelques mois. Seules conditions : les acheteurs doivent avoir au moins 18 ans, l’huile ou la résine de CBD ne doivent pas contenir plus de 0,2% de THC – 140 fois moins que les barrettes écoulées dans les cités – et elles ne peuvent être présentées comme un médicament. En définitive, le seul vrai point commun de cette drogue qui n’en est pas une avec le petit joint, c’est son prix : 10.000 euros le kilo, pratiquement autant que ce que demandent les dealers pour de vrais stupéfiants !

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Pas étonnant que des milliers d’investisseurs se précipitent sur ce business. En quelques mois, 1.500 boutiques entièrement dédiées à la nouvelle substance ont ouvert dans l’Hexagone, et les produits transformés pour l’alimentation, le bien-être et les cosmétiques ont fait leur apparition dans les rayons des pharmacies et de la grande distribution. C’est bien simple, le CBD est partout. Et sa progression promet d’être exponentielle. «Le marché pèse aujourd’hui 200 millions d’euros dans notre pays, précise Ludovic Rachou, président de l’Uivec (Union des industriels pour la valorisation des extraits de chanvre). Selon nos projections, il pourrait atteindre 700 millions dès 2022, et le milliard d’euros fin 2023 !»

Les stars l’ont bien compris. Aux Etats-Unis, où le chiffre d’affaires de la fameuse molécule dépasse déjà les 2 milliards d’euros, Kim Kardashian, Jennifer Aniston ou Gwyneth Paltrow ne jurent que par la substance miracle. Chez nous, CB D’eau, l’un des leaders du secteur avec plus de 160 magasins franchisés, est parvenu à attirer des têtes de gondole people comme le rappeur Lord Kossity, dont le portrait et le nom apparaissent sur les pochons d’une sélection de fleurs, à 24,50 euros les 3 grammes. Le chanteur Mika a annoncé pour sa part à la mi-octobre qu’il allait prendre des participations dans la société Divie, qui commercialise la chose.

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Pour les petits malins qui veulent se lancer, l’affaire est d’autant plus tentante que le ticket d’entrée n’est pas très élevé. Le prix d’accès à une franchise tourne autour de 5.000 euros hors taxes et, selon les gérants que nous avons contactés, il faut compter 20.000 euros pour se lancer, avec l’aménagement du magasin et le droit au bail. Un investissement relativement modique qui, avec des marges confortables (le prix public pouvant atteindre cinq fois le prix de gros !), peut être remboursé en quelques mois. Du coup, les choses vont vite.

Brice Masseix, entrepreneur de 33 ans et fondateur de Purple Store, a déjà ouvert 30 magasins dans toute la France, qui emploient une soixantaine de salariés. «Au début, notre clientèle, plus jeune, achetait surtout des fleurs, témoigne-t-il. Mais, depuis le printemps dernier, nous vendons de plus en plus de tisanes ou d’huiles à des seniors qui souffrent de douleurs chroniques ou d’anxiété. Et le chiffre d’affaires des cosmétiques de notre marque Nerobi s’envole.» Profitant de la baisse des loyers des boutiques en centre-ville en raison de la pandémie, il espère ouvrir encore plusieurs dizaines de CBD shops d’ici la fin 2022.

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Les pharmacies – près de 3.000 d’entre elles vendent déjà des huiles ou des cosmétiques à base de ce CBD – et les chaînes de supermarchés ne sont pas en reste. Le groupe Casino avec son enseigne Monoprix a été le premier à se lancer dans l’aventure, dès 2020. Très vite, les dérivés du CBD ont conquis une place de choix parmi les 800 références de ses rayons médecine douce, en particulier grâce aux marques Kaya et Peace and Skin, créées par la société française Rainbow.

Assaillie par les commandes, cette start-up, qui a levé 1 million d’euros l’an dernier auprès d’investisseurs privés – dont les fondateurs de Michel et Augustin –, a fait passer en six mois ses effectifs de 5 à 60 salariés. De grandes marques de parapharmacie comme Arkopharma ont aussi lancé une gamme de produits contenant du CBD. Et L’Oréal lui-même s’apprête à mettre en avant les vertus hydratantes et antioxydantes de la molécule magique pour des crèmes de visage, des shampooings, et même des rouges à lèvres et du mascara.

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Les agriculteurs commencent eux aussi à se mobiliser. En France, 1.400 d’entre eux exploitent déjà 20.000 hectares de chanvre, ce qui fait de l’Hexagone le premier producteur européen. Pour le moment, ils se contentent de transformer en paille cette plante très facile à cultiver – elle ne nécessite aucune irrigation, ni traitement pesticide ou fongicide – et de l’envoyer dans des «chanvrières», qui les utilisent pour fabriquer des litières pour animaux, du papier à cigarette, du papier bible ou des matériaux d’isolation pour le bâtiment. Du coup, la totalité du CBD vendu en France est importée de Suisse, d’Italie ou de Bulgarie.

Mais tout devrait changer cette année. D’après les organisations professionnelles, 500 paysans devraient planter des graines fin mars pour une récolte en septembre, exclusivement consacrée à la molécule à la mode. Afin d’éviter une surproduction et de sécuriser les revenus, l’Etat imposera une contractualisation, c’est-à-dire que l’agriculteur devra avoir trouvé un débouché avant de planter le cannabis. La filière envisage en outre de créer un label made in France pour rassurer le consommateur et lui garantir la traçabilité du produit.

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En somme, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes si le gouvernement n’avait rédigé au mois de juillet un projet d’arrêté pour accompagner le développement du marché. Il devrait entrer en application avant la fin de l’année. La bonne nouvelle, pour les professionnels, c’est que ce texte va acter une fois pour toutes la légalisation de la substance dans notre pays. C’en sera fini des atermoiements et des retours en arrière, qui rendaient fous les investisseurs.

La mauvaise, c’est qu’il devrait interdire purement et simplement la vente des fleurs séchées. Cela risque d’asséner un vilain coup aux petites boutiques dont plus de la moitié de l’activité est aujourd’hui réalisée grâce à ce produit. Sur les petits pochons de 1 à 5 grammes qui contiennent ces fleurs de cannabis, la mention «Ne pas fumer», en effet, ne trompe personne. Officiellement, les fabricants conseillent de les consommer sous forme de tisane, mais l’immense majorité des acheteurs les mélangent à du tabac, comme avec le «vrai» cannabis. «Les marges sont énormes, on se doutait bien que cela n’allait pas durer, regrette déjà ce gérant d’une échoppe parisienne qui souhaite conserver l’anonymat. Un produit comme la fleur, que l’on peut fumer, avec une TVA de 5, 5%, vous vous rendez compte !»

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Pendant quelques mois encore, les boutiques devraient pouvoir écouler leurs stocks. Mais pour beaucoup, la casse risque d’être importante. Car elles n’ont pas seulement poussé comme des champignons hallucinogènes dans les grandes métropoles. Elles ont aussi investi en rangs serrés les villes moyennes et même les bourgades de campagne. Un exemple ? A L’Aigle, dans l’Orne, pas moins de trois commerces tentent de convertir les résidents aux vertus de la molécule aux mille vertus.

Bien trop, à l’évidence, pour une localité d’à peine 8.000 habitants. Pour les professionnels du secteur, aucun doute, nous allons assister à un phénomène de saturation, un peu comme avec les boutiques de cigarettes électroniques dont le nombre a été divisé par quatre en deux ans. «Durant le premier semestre 2022, de nombreux points de vente vont sans doute être contraints de fermer, prévoit Ludovic Rachou. Des chaînes de magasins vont péricliter, d’autres vont se renforcer, le marché va devenir mature.» Beaucoup de pionniers, qui ont courageusement défriché le terrain pour les autres, devraient payer le prix de cette saignée. Les grossistes et les mastodontes de la cosmétique et de la grande distribution, en revanche, tireront probablement leur épingle du jeu. Ingratitude du capitalisme…

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Ce qui paraît certain, en revanche, c’est que rien ne pourra arrêter l’explosion de ce business pas tout à fait comme les autres. A preuve, même le vin s’y met ! Au printemps dernier, deux jeunes entrepreneurs ont lancé une opération de crowdfunding qui leur a rapporté plus de 90.000 euros. Leur breuvage au CBD, appelé Burdi W, issu à 100% du cépage petit verdot, a été produit par un vigneron du Bordelais qui, comme souvent dans ce monde un peu scabreux, a voulu rester anonyme. Il a fait macérer du chanvre dans le vin pour donner, selon les palais qui l’ont testé, une boisson «déroutante». Dix mille bouteilles ont été écoulées d’un claquement de doigts en quelques semaines, à 35 euros l’unité, soit le prix d’un joli grand cru classé. Pas mal pour un breuvage dont on ne connaît même pas l’origine. A se demander si le CBD n’aurait tout de même pas quelques effets hallucinogènes…

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