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Enquête

Alimentation : pourquoi la fermentation revient au goût du jour

Sans risque, bonne pour la santé, pleine de saveurs, écologique… La fermentation, technique bien connue de nos ancêtres puis reléguée à certaines cultures avant de revenir en force depuis une vingtaine d'années, ne cesse de révéler ses bienfaits. Retour sur un engouement bien dans l'air du temps.

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(© Maïté Franchi pour « Les Echos Week-End »)

Par Jessica Berthereau

Publié le 13 janv. 2023 à 06:00Mis à jour le 13 janv. 2023 à 13:07

Dans son petit laboratoire montpelliérain, Lucie Bessias goûte sa dernière production : un mélange de carottes, radis noirs, choux et ail lacto-fermentés. « C'est bon », sourit-elle, commençant à transvaser les légumes dans de petits bocaux, prêts à être envoyés dans les rayons des supermarchés bios du coin. « Je récupère les légumes de mon maraîcher le lendemain de leur sortie du champ, je les lave, je les râpe à l'aide d'un robot, je les mélange avec du sel dans une bassine puis je les tasse dans de grandes jarres que je laisse quatre semaines à température ambiante », explique cette ancienne professeur de français langue étrangère qui a lancé son entreprise, Bokanvi, l'an dernier.

Que se passe-t-il pendant ce temps ? « Le sel et l'anaérobie (l'absence d'oxygène) créent un milieu favorable pour les bactéries lactiques naturellement présentes à la surface des légumes. Elles se multiplient, acidifiant le milieu, ce qui détruit les bactéries pathogènes », détaille Lucie Bessias.

 Ce mode de fermentation s'appelle la lacto-fermentation, également à l'oeuvre dans la production de yaourts, de fromages, de pain au levain, de saucisson… Mais il existe d'autres formes de fermentation, notamment alcoolique (vin, bière…) et acétique (vinaigre). Plus de 5.000 produits fermentés ont ainsi été recensés de par le monde, la technique étant présente dans toutes les cultures.

Guerre des bactéries

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« Historiquement, deux grands procédés de transformation des aliments ont été utilisés par l'espèce humaine : la cuisson, apparue il y a sans doute plus de 700.000 ans, et la fermentation, probablement aussi ancienne bien qu'impossible à dater, explique le biophysicien Christophe Lavelle, chercheur au CNRS et au Muséum national d'Histoire naturelle. La fermentation étant un processus naturel spontané, l'espèce humaine a appris au fur et à mesure à la domestiquer, en distinguant de façon empirique la pourriture non consommable de la pourriture consommable. »

© Maïté Franchi pour « Les Echos Week-End »

Pendant très longtemps, les humains n'ont pas compris ce qui se déroulait lors de ce processus. Il a fallu attendre Louis Pasteur pour découvrir le vaste monde des micro-organismes : bactéries, levures, champignons… Ces microbes de quelques dizaines de micromètres sont à l'oeuvre partout dans notre environnement : dans l'air, dans l'eau, sur le sol, sur notre peau. « Dès qu'un milieu présente de l'humidité et un nutriment, généralement des sucres, une action de fermentation se met spontanément en place comme lorsqu'une pomme tombe d'un arbre », expose Christophe Lavelle. Si on laisse la pomme par terre, elle va pourrir, mais si on la presse et qu'on laisse le jus fermenter en surveillant un peu ce qui se passe, on obtiendra du cidre !

Dès qu'un milieu présente de l'humidité et un nutriment, généralement des sucres, une action de fermentation se met spontanément en place comme lorsqu'une pomme tombe d'un arbre.

 D'où l'intérêt d'influer sur la fermentation en offrant aux « bonnes » bactéries l'environnement adéquat. « C'est une véritable 'guerre des mondes' », assure Florence Valence-Bertel, chercheuse à l'Inrae et responsable du Centre de ressources biologiques consacré aux bactéries d'intérêt alimentaire (CIRM-BIA). « Au départ, vous avez une bactérie lactique pour 1.000 bactéries liées à la grande famille des entérobactéries, parmi lesquelles on trouve quelques bactéries pathogènes embêtantes. Au tout début du processus de fermentation, ces entérobactéries se développent à de très hauts niveaux, de l'ordre de dizaines ou de centaines de millions, puis, très rapidement, les bactéries lactiques, pourtant en sous-nombre au départ, se développent et acidifient le milieu. Au bout d'un mois, la population vivante d'entérobactéries a chuté, voire complètement disparu », s'émerveille cette microbiologiste, rapportant des observations réalisées dans le cadre du projet de recherche participative sur la fermentation des légumes, Flegme (1).

Du fait-maison facile à tester

Ce projet est notamment parti du constat d'un engouement autour de la fermentation. « Cela nous vient des Etats-Unis où ce renouveau a commencé il y a vingt ans chez les descendants des immigrants venus d'Europe centrale, où la lacto-fermentation est très présente », explique Marie-Claire Frédéric, qui tient le blog « Ni cru ni cuit » (2). Derrière le succès de ces bocaux colorés, la satisfaction du fait-maison dans une époque où l'on cherche à « se réapproprier son alimentation face à une perte de confiance envers les produits industriels », analyse cette auteure de plusieurs livres sur la fermentation.

Le fait-maison permet aussi de « déployer sa créativité », estime la cheffe Malika Nguon. « Que faire lorsqu'un bocal ne donne pas le résultat escompté ? Cela m'est arrivé avec des abricots qui étaient trop salés pour intégrer un cheesecake. Je les ai finalement servis en pickles avec un ceviche de poisson », donne-t-elle comme exemple.

Si quelques tables portent la fermentation à des niveaux très sophistiqués - comme le restaurant « Noma » à Copenhague , qui a publié en 2018 un impressionnant guide sur le sujet - cette méthode de conservation est très simple à mettre en oeuvre chez soi. Juliette Patissier, auteure d'une série de fanzines en libre accès sur la fermentation, défend ainsi une pratique populaire, ouverte à toutes et à tous. « Mon objectif est d'apporter un contrepoint déculpabilisant par rapport à une littérature parfois intimidante. L'essentiel est de comprendre ce qui se passe et de faire des tests plutôt que de suivre des recettes à la lettre », juge-t-elle. Elle conseille ainsi de commencer par quelque chose de simple comme des pickles de radis et non du kombucha (une boisson fermentée à base de thé), beaucoup plus difficile à réaliser. « On peut toujours se débrouiller avec les ustensiles qu'on a sous la main, surtout pour faire les premières expériences, et s'équiper d'outils plus pratiques si l'expérience nous a convaincus », écrit-elle ainsi dans sa petite bande dessinée traitant du matériel pour la fermentation.

 Sans risque et écolo

Si vous avez peur de vous intoxiquer, sachez qu'il n'y a aucun risque. « On ne peut absolument pas s'empoisonner parce que si le résultat est raté, l'odeur est tellement insoutenable que l'on n'essaye même pas de le manger », tient à rassurer Marie-Claire Frédéric. Ces craintes reviennent souvent lors des ateliers qu'elle anime dans le cadre de son Ecole de fermentation. « Dans notre éducation, on bannit les microbes, regrette-t-elle, alors que dans la fermentation, on travaille avec. » Le projet Flegme a d'ailleurs permis de documenter le potentiel risque sanitaire des fermentations artisanales de légumes. « Sur près de 90 échantillons envoyés par des citoyens fermenteurs que nous avons analysés, nous n'avons pas retrouvé de bactéries pathogènes », relate Florence Valence-Bertel. Aucune stérilisation n'est nécessaire, juste de simples règles d'hygiène : lavage à l'eau chaude des ustensiles et bocaux puis séchage à l'air libre ou avec un torchon propre.

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On ne peut absolument pas s'empoisonner parce que si c'est raté, l'odeur est tellement insoutenable que l'on n'essaye même pas de le manger.

 Un autre ressort du succès de la fermentation est son aspect « low tech ». « C'est un fantastique moyen de conservation sans dépense d'énergie : il n'y a pas de stérilisation, pas d'appertisation, pas de congélation. La fermentation permet aussi de lutter contre le gaspillage pour faire durer des stocks de végétaux qu'on n'aurait pas pu conserver autrement », souligne Christophe Lavelle. Malika Nguon anime parfois des ateliers sur ce thème dans des fermes, en extérieur, pour montrer à quel point on a besoin de peu pour se lancer. « J'aime faire comprendre que l'on peut se détacher de la cuisine et de l'électricité, passer directement du potager au bocal puis à l'assiette », relate-t-elle.

© Maïté Franchi pour « Les Echos Week-End »

Au restaurant étoilé « Toya », en Moselle, la fermentation s'inscrit naturellement dans une démarche écoresponsable de réduction des déchets et de la consommation d'énergie. « Cela nous permet de stocker beaucoup de légumes sans les mettre au frigo. Nous avons significativement réduit notre superficie de stockage froid et nos factures d'énergie grâce à la fermentation », indique le chef Loïc Villemin.

Plaisir gustatif et bénéfices santé

Ce qui intéresse tout particulièrement les chef(fe)s, c'est le déploiement de saveurs que permet cette technique. « Nous réalisons pas mal de garums, soit à base de champignons, soit avec des parures de viande. On ajoute une forte dose de sel et du koji, une fermentation que l'on fait à base d'orge, et on obtient une sauce avec beaucoup d'umami, un exhausteur de goût naturel qui constitue un très bon assaisonnement », décrit Loïc Villemin. L'usage de la fermentation lui vient de son histoire, par ses grands-parents d'origine slovène, et transparaît, d'une façon ou d'une autre, dans quasiment tous les plats servis chez « Toya ».

Cette pratique culinaire « transforme les saveurs et les textures pour plus de plaisir gustatif, c'est toute sa magie, s'enthousiasme de son côté la cheffe Malika Nguon. C'est d'ailleurs grâce à elle que j'ai réussi à faire manger des carottes à mon fils de huit ans : il ne les aime que fermentées ! »

La fermentation transforme les saveurs et les textures pour plus de plaisir gustatif, c'est toute sa magie.

Un dernier élément explique l'attrait des aliments fermentés : leurs effets sur la santé. « Attention, prévient d'emblée la chercheuse en microbiologie alimentaire Anne Thierry, on ne peut pas affirmer qu'ils sont dans leur ensemble bénéfiques car, même en excluant les produits alcoolisés, c'est une catégorie extrêmement vaste. » Cela étant dit, il existe trois mécanismes par lesquels les aliments fermentés sont susceptibles d'avoir un impact positif, détaille cette chercheuse de l'Inrae, responsable de la coordination scientifique du projet Flegme avec Florence Valence-Bertel. Tout d'abord, via l'apport de micro-organismes vivants. « Un aliment fermenté peut contenir des centaines de millions, voire 1 milliard, de bactéries par gramme », rappelle Anne Thierry. Ensuite, via l'apport de métabolites d'intérêt produits au cours de la fermentation. « On cite souvent les vitamines et l'acide lactique, mais la liste est presque infinie », précise la chercheuse. Enfin, via la dégradation de métabolites indésirables présents dans certaines matières premières, comme dans le cas du manioc qui ne peut être consommé qu'après avoir fermenté.

Des mystères à élucider

Ces enjeux en termes de santé suscitent de plus en plus l'intérêt des chercheurs. « Des articles récents ont montré de fortes corrélations entre la consommation de certains aliments fermentés et l'activité du microbiote intestinal, dont l'importance dans la santé physique et mentale est de mieux en mieux démontrée », souligne Florence Valence-Bertel. Un article publié dans le journal « Cell » a ainsi montré qu'un régime à base de produits fermentés augmentait la diversité du microbiote et réduisait les marqueurs d'inflammation (3).

« Hormis pour les yaourts, nous n'avons pas encore élucidé les mécanismes et les espèces de micro-organismes à l'oeuvre dans les bénéfices santé de certains aliments fermentés, indique Christophe Lavelle. Par exemple, ces effets proviennent-ils de ce dont se nourrissent les micro-organismes comme le sucre ou les fibres (prébiotiques), des micro-organismes eux-mêmes (probiotiques) ou de ce qu'ils sécrètent (post-biotiques) ? »

 Ce procédé ancestral n'a donc pas fini de livrer ses secrets. Le projet Flegme s'est d'ailleurs clôturé en octobre dernier avec plus de questions que de réponses, s'amusent Florence Valence-Bertel et Anne Thierry.

Pour celles et ceux qui la pratiquent, la fermentation s'apparente à une véritable philosophie. « On travaille avec le vivant, résume Marie-Claire Frédéric. On se sent inclus dans une chaîne de l'infiniment petit jusqu'à nous. » Pour Malika Nguon, c'est une pratique « presque spirituelle : on attend, on observe son bocal se transformer au quotidien, on lâche prise face au vivant ». « Cette multiplication effrénée a quelque chose d'un peu magique », juge quant à elle Juliette Patissier, rappelant que le processus de fermentation a longtemps été considéré comme divin ou surnaturel. « C'est aussi quelque chose dont on est très fier et qu'on peut facilement partager. » Alors, à vos bocaux !

(1) Le projet de recherche participative Flegme a donné lieu à un certain nombre de productions dont un ebook sur les légumes lacto-fermentés et un livret de recettes. www.vegepolys-valley.eu/projet-flegme

(2) www.nicrunicuit.com

(3) Hannah C. Wastyk et al., « Gut-microbiota-targeted diets modulate human immune status », « Cell », août 2021.

Des livres pour se lancer

● Marie-Claire Frédéric a publié plusieurs ouvrages sur la fermentation, dont « Aliments fermentés, aliments santé » avec Guillaume Stutin (Alternatives, 2021, 144 pages, 13,50 euros) et « Aliments fermentés en 120 recettes » (Marabout, 2020, 192 pages, 6,90 euros).

● Les fanzines (petites bandes dessinées) de Juliette Patissier ont été regroupés dans un ouvrage publié chez Ulmer en 2022 : « Fermenter presque tout avec presque rien » (144 pages, 10,90 euros). Ils restent disponibles gratuitement, via un lien publié sur son profil Instagram @plantplantzineplant

· Malika Nguon, ancienne cheffe du restaurant « Ferment » à Paris, est l'auteure de « Cuisine & fermentations : 40 bocaux, 40 plats » (Ulmer, 2021, 192 pages, 22 euros).

Intertitre

Le mystère des grains de kéfir

Les boissons fermentées comme le kéfir d'eau (ou de fruits) et le kombucha ont le vent en poupe. Leur production nécessite des ferments spécifiques, des grains pour le premier et une mère pour le second. « On sait comment multiplier les grains de kéfir en les cultivant mais ni la science ni l'industrie n'ont trouvé comment les fabriquer ex nihilo », indique Christophe Lavelle, chercheur au CNRS et au Muséum national d'Histoire naturelle. Il en est de même pour la mère de kombucha. « Les grains de kéfir d'aujourd'hui sont probablement des descendants éloignés de grains primordiaux apparus à un moment donné, on ne sait où ni comment », ajoute-t-il, soulignant que le premier article scientifique mentionnant l'existence de ce type de grains date de 1899. Quiconque s'est lancé dans la production artisanale de kéfir sait combien les grains se multiplient vite. « Ce fut mon point d'entrée dans le monde de la fermentation, raconte l'auteure Juliette Patissier. Un ami m'a donné des grains car il en avait trop et le kéfir est devenu ma boisson de l'été. Et je me suis moi-même mise à donner des grains de kéfir à la terre entière ! »

Jessica Berthereau

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